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Les nouvelles de l'auteur

13 mai 2006

Première nouvelle

L’homme à l’écharpe bleue


L’énigme

Chaque ville a son énigme, chaque pays son mystère et chaque région sa curiosité. Mais combien différend les uns des autres. Balbala couvait son mystère depuis des années presque ; cela animait les discussions creuses en fin de soirée devant les maisons aux tôles ondulées, quand les enfants, une fois endormis avec l’aide des contes diaboliques et l’existence tant mensongère du Bouti, les adultes à l’avenir incertain venaient se gaver d’anecdotes qui avaient l’unique avantage d’adoucir le lendemain difficile et le passé combien amer. Les femmes firent de cette histoire une raison forte pour ne pas s’aventurer le soir hors de chez elle ou de solliciter la compagnie d’un male tant désiré dès que le crépuscule couvrait la maison vide. Les vieux tiraient leur épingle du jeu.

A plusieurs reprises, des sages donnèrent l’assaut au bunker de l’histoire mais en vain ; rien ne fut obtenu si ce n’est l’amplification de la rumeur et un apogée sans précédent de la peur. Des intellectuels en firent une affaire d’état en portant le cas devant la police et finalement devant le tribunal mais en pure perte. Comment inculper une histoire qui s’alimente d’elle-même, basée sur le « on a dit » sans fondement.

Finalement on se tourna vers les cheikhs qui organisèrent des longues prières sous le soleil de midi, du riz fut cuit et distribué, des animaux gras égorgés un bon matin sous l’œil ébahit de la population. Au dire des cheikhs le génie méchant qui était à l’origine de cette zizanie serait ainsi banni, mais la peur et le désordre continuèrent de plus belle. En fin de compte la population se découragea et le mystère de l’homme à l’écharpe bleue mourut avec le temps.


L’homme

A l’origine de cette histoire un homme, grand, mince, le menton fuyant et le nez crochu ; ses yeux d’une petitesse surprenante avaient pourtant le regard d’un aigle énervé. On le vit arrivé un jour d’août, à pieds, portant un lourd sac à bout de bras. Il s’installa dans une maison qu’on disait vendu par son propriétaire depuis une décennie sans que l’acquéreur ne se présente. Cet homme avait deux caractéristiques qui éveillèrent très vite la suspicion du quartier. L’une était qu’il parlait un somali cassant peu usité dans ces contrées. Le plus surprenant de tout c’était le port d’une écharpe bleue, faite de soi pure qu’il gardait soigneusement enroulé autour du cou nuit et jour. Par conséquent on finit par le dénommer l’homme à l’écharpe bleue.

Il vivait seul, parlait peu. On le voyait sortir rarement, vers la boutique du coin ou vers le marché. Et comme chez les somalis toute personne soucieuse de sa vie intime est passible de médisance, le quartier commença à chuchoter tout bas, les femmes se taquinant à son passage. En quelques mois l’honorable habitant devint un diable solitaire. Les femmes disaient que très tard dans la nuit, l’homme à l’écharpe bleue recevait des visiteurs nocturnes qui, précisaient-elles, rasaient les murs. La rumeur des visiteurs s’amplifia, s’ajouta et enfanta en tourbillons de superstitions l’incongrue certitude que ces visiteurs n’étaient autre que des femmes envoûtées par un sort maléfique qui filtrant de ses prunelles frappait celle qu’il désirait.

Dorénavant plus aucune femme ne se mettait en travers de son regard, elle fuyait son contact et encore plus sa parole.

Ainsi l’homme à l’écharpe bleue vivait dans notre quartier comme une bête de foret, ne connaissant personne, n’aimant personne et n’étant aimé d’aucun quand un jour une jeune femme tomba raide devant son domicile, animée de convulsions terribles, criant des bribes de mots mystérieuses. L’imam de la mosquée qui eut la difficile tache de la traiter, déclara qu’elle était « prise » par les génies de l’homme à l’écharpe bleue.

La révolte éclata en un déluge de pierres qui s’abattit sur sa maison, des jeunes hommes armés de couteaux siégeaient devant sa maison nuit et jour. Mais l’individu resta introuvable. Au mabraze on racontait qu’il se déplaçait à l’aide d’une soucoupe volante ou que ces frères génies l’aidaient à se rendre invisible.

Cependant la suspicion et la peur inspirées par l’homme à l’écharpe bleue continuèrent même après que les cheikhs de Balbala organisèrent une soirée de kermesse devant le domicile plongé dans le noir, pour en extirper le dernier esprit tenace. Et cette défiance atteint son paroxysme le jour où une femme du quartier, l’épouse d’un honorable employé du port, sollicita une écharpe bleue lors son accouchement.

La découverte

Un jour devait être gravé dans ma mémoire. C’était un jour d’été torride comme Djibouti en vit chaque année. Pas un souffle de vent, la cime des arbres restait désespérément immobile. Fuyant alors la fournaise de ma chambre je me réfugiais sous l’ombre chaud d’une boutique en face de notre demeure. Je guettais le moindre souffle d’air, baigné de sueur. D’autres individus piaillaient autour de moi, fumant des cigarettes à demi finit qu’ils tiraient de leur poche comme d’une réserve fédérale. Partagé entre le rêve de fraîcheur et la réalité de braise, je vis une vieille femme courbée par l’âge s’avancer vers nous. Elle marchait à l’aide d’une canne et portait ses effets entortillés dans un tissu sale sur le dos, comme une carapace de tortue.

Elle prit comme siège un des multitudes cailloux qui jonchaient le lieu. Puis elle me salua d’une voix tremblotante et me demanda mon nom. Je fut à la fois irrité et soulagé. Irrité parce que les discussions fleuves des vieux débutaient par une question innocente du type « quel est ton nom » ou « où habites-tu » pour s’embarquer sur le bateau du tribalisme ou de la comparaison infini entre ville et brousse. Sujet dont j’évitais de m’y frotter. Soulagé parce que les autres concurrents n’avaient rien à offrir, sinon l’éternel débat sur le mirqan et les activités post-mirqan, domaine que je ne m’y connaissais pas. En fin de compte je me décidais à lui répondre, le regard perdu dans une ruelle poussiéreuse qui s’enfonçait dans le dédale de maisons.

-                  Mon fils, continua-t-elle, je cherche mon enfant.

-                  Et ses traces vous ont mené ici, dis-je d’un ton de moquerie.

-                  Je serais heureuse de retrouver ses traces. Il avait subitement disparu en brousse il y a une vingtaine d’années. Nous avions même fait ses funérailles. Mais il y a cinq années, un cheikh vint me voir et me dit qu’il avait vu en songe mon fils qui habitait dans une belle demeure dans cette ville.

-                  Combien d’années ?

-                  Vingt quatre, cela fait vingt quatre répétait la vieille en secouant la tête. Et j’ai cru ce cheikh car je n’ai jamais digéré sa disparition.

-                  Ce n’est pas un enfant que vous cherchez mais un homme !

-                  Effectivement, il avait dix ans quand il a disparu. Durant ces cinq années je tourne dans la ville à sa recherche. Mais le problème ce que je ne puis donner une description satisfaisante de lui, son image se fait de plus en plus flou dans ma tête. Pourtant je vais de quartier en quartier sans rechigner. Mais l’âge va bientôt me forcer à l’abandon.

Elle poussa un petit rire et se tut. L’infortune de la femme me toucha. Je posais sur elle un regard languissant qui disait long sur ma compassion. Des larmes embuaient ses yeux ternis par l’âge et certainement par des nuits d’insomnie et des pleurs. Gêné je me tortillais sur les cailloux chauds.

-                  Maman, dis-je dans un accès de pitié, il est difficile de retrouver une personne dans cette grande ville, mais quand même décrivez-le-moi.

-                  C’était un enfant chétif, au nez crochu et au regard perçant. C’était le benjamin, une raison qui faisait de lui l’être que je chérissais le plus. Après sa disparition mon mari a battu puis il convola en noces toute suite après. C’est méchant ce que les hommes de la brousse peuvent être. Ma famille m’a aussi banni …

Elle poussa un soupir déchirant et dessina dans la poussière des figurines à l’aide de sa canne.

-                  Certes le désespoir m’habite mais je continue à marcher, je marcherais tant que mes membres fatigués me le permettront. Cela est ma seule raison de vivre.

Je me tus, cherchant à saisir l’ampleur de sa misère. L’esprit bénévole de tout somali me dictait la conduite altruiste. J’élaborais milles scénarios ; j’imaginais un spot à la télévision, un message radiodiffusé, des affiches placardées dans toutes les grande artères de la ville … Soudain ce fut comme une apparition, l’image de l’homme à l’écharpe bleu s’imposa en moi. Je ne criais pas « eurêka ! », ne gambadait pas autour de la femme ou ne se jetais pas à son cou ; je fronçais les sourcils dans un effort de concentration. Puis tel un homme qui devait faire face à une décision lourde de conséquences je me levais lentement et disais d’une voix grave.

-                  Maman, venez, je crois que votre fils se trouve non loin d’ici.

Elle me regarda, perplexe. Elle restait sans mouvement comme tout individu qui, après une longue souffrance et un désespoir poignant trouve subitement, au détour d’un chemin de conifères, le remède absolu.

-                  Maman.

-                  Qu’est-ce que vous dites ?

Apercevant le regard de la vieille un flot de regrets me submergea. Pourquoi suis-je en train de donner un espoir faux ? Un moment j’eus envie de se sauver mais je ne sais quelle certitude m’incita à insister sur ma conviction vacillante.

-                  Venez, dis-je encore, je vais vous mener à votre fils.

Pour toute réponse je reçus un rire, celui de la peur et de l’incertitude. Il est vrai que lorsque le désarroi est à son apogée, l’être humain ne fait que rire, un rire involontaire, nerveux, chargé d’effroi contagieux. Une personne allant à la potence, le visage cagoulé, se prend à rire. C’est une manière dont l’âme affolé, prise au piège du destin, rejette la réalité ; c’est l’instant où l’individu se berne d’illusions, croit fortement au dénouement miraculeux, considère son cas comme une farce de mauvaise augure et que bientôt il allait faire tomber le masque du méchant plaisantin.

Toujours souriante, la femme se mit à trottiner derrière moi. Arrivé au pas de la porte poussiéreuse de la maison de l’homme à l’écharpe bleue, je me retournais vers elle et dis.

-                  C’est ici qu’il habitait …

-                  Et il n’est plus là ?

-                  Apparemment.

Je lis sur son visage l’incompréhension. Elle n’était pas non plus prête à croire à la découverte de celui qu’elle avait vu disparaître il y a vingt quatre années. Comme pour me justifier je donnais deux légers coups à la porte, puis me tournait vers elle en haussant les épaules. Là, debout sous le soleil ardent je lui narrais la vie tumultueuse de cet homme dans ce quartier curieux. Elle m’écoutait, les yeux baissés.

-                  Et où crois-tu qu’il puisse aller ?

-                  Je ne sais pas maman, l’homme a tout simplement disparu …

J’entendis soudain le cliquetis d’une clé qui tournait dans la serrure ; puis la porte tourna sur ses gonds et le visage ensommeillé de l’homme à l’écharpe bleue apparut comme par enchantement. Il se frottait les yeux du revers de deux mains. Je restais abasourdis, la bouche ouverte. L’aventure allait loin. Me ressaisissant je baladais mon regard de la vieille femme vers l’homme immobile.

-  Monsieur, lui dis-je, je vous amène votre mère.

A peine eus-je prononcé ceci que je regrettais déjà. Tel un grand scientifique qui venait de démontrer une vérité universelle, je croisais mes mains sur ma poitrine et attendais les fictives ovations enflammées. Tout à coup la vieille femme poussa un faible cri et s’écroula, face contre terre.

Le désert du Griad

Des heures avaient passé depuis que nous avions porté la femme à l’intérieur de la maison, la luxueuse demeure de l’inconnu. Tout était scintillant de qualité, les murs refait, les portes et les fenêtres d’un bois que je n’ai jamais vu, les verreries, l’argenterie … c’était un palais impérial en petite dimension. Mon regard volait d’une chose à l’autre, ne reconnaissant qu’une sur milles. Le salon que nous installâmes la femme était ce qu’il y avait de plus exquis ; les fauteuils roulés en boule compact s’ouvraient d’eux-mêmes dès que l’individu s’y approchait. Et quand l’envie de se lever vous prenait, ils vous projetaient doucement en avant comme un tremplin. C’était comme s’ils devinaient l’intention de chacun. Le frigidaire offrait sur un plateau d’argent ce qu’on avait l’intention de prendre. Tout était automatisé, géré à merveille par un esprit invisible qui transcendait l’âme de l’être humain. Je fus à la fois effrayé et ému.

La femme poussa un soupir lascif et cligna des yeux.

-                  Guedi ! Guedi ! Murmurait-elle.

-                  Qui est Guedi, insistais-je.

La vieille tourna son regard vers l’homme à l’écharpe bleue, inconfortablement assit. Il clignait nerveusement des yeux comme une bête traquée.

-                  C’est mon fils, je le reconnaîtrais entre mille hommes, c’est lui, c’est lui …

C’était un gémissement plaintif, à fendre l’âme; le désespoir latent, l’espoir inavoué. L’atmosphère dans le salon devint intenable, partagé entre les sanglots de la vieille femme et le désarroi de l’homme à l’écharpe bleue. Soudain un homme entra dans la pièce d’une manière fracassante. Il était élégamment vêtu et sentait le parfum ; grand, svelte, la barbe bien rasée, la coupe de cheveux esthétiques, c’était pour moi comme une illusion, un de ces mirages qui jonchent la vie de l’homme à l’écharpe bleue. Je le vis s’asseoir au chevet de la femme et sans dire un mot lui tâtonner le front. Puis il se retourna et me fustigea du regard.

-                  Elle va bien dit-il à l’autre.

Bientôt il se releva et sortit de la pièce comme il fut entré. Moi, sevré du mystère de l’homme à l’écharpe bleue je tremblais dans mon coin, de peur, de surprise, d’incompréhension, de doute surtout. Malgré mon refus obstiné selon lequel j’écriais les propos qui disait que l’homme à l’écharpe bleue était un génie déguisé ou exilé de son pays pour avoir commis des bêtises graves, néanmoins je commençais à admettre le fondement de ces dires.

Prenant tout mon courage en main je décidais de partir. Certes j’étais partagé entre le désir de savoir la vie ombragée de l’inconnu et la peur de voir les retrouvailles tourner au tragique. Je jetais un dernier coup d’œil à la poitrine de la femme, naguère faible et flétrit par l’âge qui se soulevait tel le couvercle d’une bouilloire sur le feu. L’homme à l’écharpe bleue se leva en même temps que moi pour me barrer la route.

-                  Ne partez pas me dit-il.

-                  Je n’ai rien à faire ici répondis-je sans conviction.

-                  Si insista-il. Ne voulez-vous pas savoir ma vie et guérir de la curiosité qui vous ronge l’âme ?

C’était un bel argument qui m’amenait à réfléchir. Je baissais les yeux vers mes souliers tout en rongeant les ongles de mes doigts. D’un geste de la tête l’homme à l’écharpe bleue m’invita à m’asseoir. L’histoire de cet être tant honni par le peuple commençait ainsi :

« Nous vivions dans le désert du Griad, cette vaste plaine désertique du nord de

la Somalie. Les

journées  y sont très chaudes, constellés de mirages et les nuits très froides. Un endroit hostile pour l’être humain. Le novice qui s’aventurait dans cette étendue sablonneuse était condamné à périr de chaleur et de soif. Pourtant nous y vivions comme dans un jardin d’Eden, heureux, comblé par les bruits des bêtes affamées et l’appel déchirant des chacals faméliques. Chaque jour était un défit, chaque minute un combat à livrer contre la nature désolée ; les jeunes bergers devaient nourrir leur vaste troupeau à l’aide de la poussière et les rares arbustes cassants. Le défendre et se protéger soi-même contre les bandes de chacals à l’audace aiguisée par la famine était un pari difficile.

Au coucher du soleil, nous rentrions à la maison, un toukoul de paille qui ne restait jamais une année à la même place, fatigués, les membres flageolants mais avec la sensation combien heureuse d’avoir triompher. Oui c’était cet espoir de la victoire qui animait notre vie morne, régissait nos jours stagnants dans le dénuement.

Dès mon jeune âge j’ai commencé à garder le troupeau sur cette terre ingrate qui, même si la pluie tombait en abondance, faisait pousser des arbustes inconsommables et des épineux s’accrochant aux vêtements. Mon aventure commença à l’age de 8 ans.

Il était à peu près midi ce jour-là et le soleil dardait sur la plaine couleur safran ses rayons de braise. Cheminant derrière mon troupeau qui happait le sable chaud j’aperçus de loin une très belle fillette. Elle avait le teint clair, portait des habits neufs, les cheveux noués en queue de cheval derrière sa tête. Du moment que tous cela n’existait pas dans la plaine j’attribuais cette vision aux mirages fort nombreux à cette heure de la journée.

Pourtant, mon chemin finit par croiser celui de la jeune fille et nos troupeaux se mélangèrent. Je restais cloué de surprise car je n’avais vu de plus beau, de plus propre. Son troupeau avait l’air bien nourrit, croulant sous le poids de la laine. Ses sandales noires ne portaient aucune trace de poussière. Qui était-elle ? Et d’où sortait-elle ainsi habillée ? Je lui posais alors la question avec la franchise et la candeur d’un enfant de la brousse. Elle me sourit et dit :

-                  Tu ne peux pas savoir, c’est très loin. Je viens d’un beau pays à la nature très favorable. Mon père a voulu me punir en m’envoyant ici.

-                  Que fais-tu alors ici demandais-je ?

Pour toute réponse elle sourit, découvrant des dents bien alignées blanc comme l’émail. Un moment nous cheminions ensemble, sans grand regret. Je me contentais de ce compagnon imprévu, un être gai, perdu dans la brousse comme l’un de nous dans une ville bruyante. L’amitié se noua enfin à l’ombre d’une dune de sable, lorsqu’elle me donna un gâteau succulent.

Chaque jour nous nous rencontrions à la même place, à la même heure et nous nous séparions au crépuscule après une journée remplie de palabre. Les chacals ne nous menaçaient plus, la canicule ne nous arrêtait pas. Dès que la faim triturait mes boyaux elle tirait d’un sac en plastic des friandises dont le goût ne me quittait guère de la journée.

Qui a dit que les enfants sont incapables d’aimer ? Durant ce laps de temps j’appris à aimer la fillette que je connaissais à peine le nom. Elle habitait mon esprit, hantait mes songes et vadrouillait dans mon âme. La journée de désœuvrement à coté d’elle m’était plus joyeuse que les fraîches soirées remplies de danses folkloriques. Qu’elle fut de trois ans mon aînée ne me surprenait pas. Tout ce à quoi je rêvais était sa proximité, discuter avec elle à n’en plus finir, vivre à ses côtés sans la peur toujours pressente qu’un jour elle disparaîtrait, ne laissant derrière elle que l’amer souvenir d’avoir existé une fois dans ma vie.

Deux ans passèrent ainsi jusqu’au jour où elle m’annonça que sa punition prenait fin le lendemain. Versant des larmes de crocodile je la suppliais de faire résonner son père. Elle me répondit d’un ton désinvolte.

-                  Mon père est méchant, si je lui désobéissais il va me punir plus sévèrement. Mais je tacherais de revenir te voir de temps en temps.

De temps en temps … était-ce une consolation pour qui l’âme brûlait sur le bûcher de sentiments ? Etait-ce un remède digne d’un homme atteint du plus grand chagrin ? Etait-ce une manière de dire au revoir à une âme affolée qui voit sa moitié s’en aller, peut-être à jamais ?

Je me sentis trahit, abandonné dans le désert comme un individu frappé d’une maladie indésirable. Je me voyais dorénavant seul sous le maigre ombre des dunes de sable ou cheminer derrière les chèvres indisciplinées sur les chemins sinueux où le chacal règne en maître. Cette plaine qui me vit naître, qui affermit mes premiers pas d’enfant mal nourrit, qui m’enchantait de sa beauté désolée et me consolait avec son silence effrayant, me parut subitement indigne de vie. Etait-ce dans ce vide absolu que nous nous prélassions comme dans un palais royal au faste flagrant ?

Cette soirée là je ne ferma pas de l’œil, cherchant dans l’obscurité liquide la clé de ma guérison. Tantôt je volais vers ce lointain pays que la fillette me vantait tant, tantôt je me recroquevillais de douleur et pleurais à chaudes larmes. Finalement je quittais la peau de vache qui me servait de matelas et j’allais m’asseoir sur une crête non de la maison. Les toukouls bas et cendreux, les troupeaux qui ruminaient doucement et le lointain écho d’un tambour remplissaient l’exigu habitacle de ma pensée.

Je faisais vieux pour un enfant de mon âge. Je saisissais profondément la signification de la vie, la portée de l’amour et de l’amitié, le sens intime de la vie conjugale. La tendresse me subjuguait, l’animosité me révoltait, la jalousie me surprenait, l’altruisme me tentait. Tout sentiment avait en moi sa connotation profonde, intime et pleine de vérité. La perspicacité de mon esprit de brousse me permettait d’analyser les mots, d’en extraire leur valeur morale et de le graver dans ma mémoire à jamais. Ainsi, pendant que les enfants de mon âge jouaient à la lueur de la lune, moi, je me plaisais à écouter les vieux palabrer, devant un bon feu aux flammes jaunes.

J’admirais la vie des grandes personnes et je les enviais intensément car ils avaient droit à quelque chose que je ne puisse pas encore rêver, même si j’en aspirais, qui ne m’étais pas accessible avant longtemps. Comme l’heureux événement de convoler en noces. Assis sur ma crête j’entendais le tambour battre, des voix déchirées le silence de la nuit. Et cela m’énervait. Ca symbolisait l’échec de mes sentiments envers la fillette, ça représentait ce monde adulte aux milles loi incompréhensible qui me barrait le chemin vers la félicité. Oui, il m’interdisait de cueillir le fruit à portée de main. Qui me croirait si au beau milieu de la journée je déclarais l’amour que je couvais depuis deux lunes ! Qui m’autoriserait de me marier à l’âge de dix ans avec une fille de treize ans ? Certes l’on me traiterait de fou, de possédé et les cheiks de la contrée feraient la fête sur mon désespoir.

Le lendemain je vis la fille pour la dernière fois, avec des yeux rougis par l’insomnie. Je ne lui dis ni au revoir, ni je t’aime, mais je pleurais tout bas comme ferait un enfant lorsque sa mère allait au marché sans lui.

Les jours passèrent, semblables, mornes et chagrinant. Chaque ravin, chaque dune, chaque arbuste, chaque chemin de poussière rouvrait la page des souvenirs brûlants, faisant déferler l’onde houleuse du désespoir. Je passais mon temps à dessiner la figure de ma bien-aimée sur le sable chaud. Le griffonnage se matérialisait des fois, alors je la voyais qui me souriait comme au premier jour. Et cette sensation suffisait à m’emporter loin, vers la planète immatérielle du bonheur intérieur, à tel point que le chacal peu inquiété se régalait du troupeau.

En l’espace de trois mois le troupeau perdit le tiers de son effectif, beaucoup plus que le ravage de dix sécheresses consécutives. Les blâmes, le coup de fouet que mon père ne ménageait pas ne me ramenaient guère à la raison.

Imaginez un midi chaud. Je n’ai rien mangé comme d’habitude. Je suis assis sur une dune de sable, le bâton d’acacia planté entre mes pieds chaussés de sandales en peau de chèvre. Je ne fais rien, ne pense à rien, ne songe à rien, n’aspire à rien, n’espère rien, ne regrette rien ; je ne sens ni bonheur ni chagrin. Je suis simplement hébété par la canicule, la faim et la fatigue. Ma tête est vide, mes pieds lourds de chaleur, mes membres meurtris par la longue marche dans le désert.  Je suis las de voir encore un chacal emporté une chèvre laiteuse et j’imagine le châtiment qui s’abattra sur moi au crépuscule. Mais je ne cherche pas à formuler une excuse valable. A force de déprimer, la douleur physique m’était indifférente de la peine morale.

Alors j’aperçus ce que je ne souhaitais pas voir, je sentis enfin la présence de l’onde de vie qui me fuyait depuis trois mois. La fillette était là, debout au-dessus de moi ! Le visage entouré de l’onde pure de ses cheveux. Et elle souriait. Hypnotisé par cette apparition, je ne bougeais pas. Sans mot dire, elle me prit par la main et m’entraîna à sa suite. Après quelques pas je perdis conscience. J’entrais dans la planète de l’invisible, la source de toutes les superstitions. »

L’homme à l’écharpe bleu s’arrêta de parler. Il promena son regard de la vieille femme, immobile, vers mon visage impassible. Tout  à coup il se leva et prit une bouteille d’eau posée sur une table basse à l’écart et deux verres. Il remplit les verres et me tendit un. Après une brève gorgée, je levais vers lui un visage intéressé. Il ne broncha pas.


Le pays bleu

-                  Et alors, dis-je.

« Je me réveillais subitement dans un monde beau, féerique. La végétation était luxuriante. Entre des falaises peuplées d’eucalyptus chantaient des ruisseaux à l’eau limpide. Je ne voyais ni dune de sable, ni cailloux, ni bosse. C’était une couche parfaite de gazon bordé de haies soigneusement alignées le long des routes impeccablement tracées. J’étais là, au milieu d’une fraîcheur, tournoyant sur moi-même pour mieux voir les oiseaux qui palabraient joyeusement sur les cimes des arbres.

-                  C’est ici votre pays demandais-je.

-                  Oui, mais ici c’est la brousse. Notre maison se trouve en ville. Comment le trouves-tu ?

-                  Je n’ai jamais vu de plus beau.

Au détour d’une route elle dénicha un objet en forme de motocyclette mais sans roues. Je réalisais un plus tard que cela était un avion miniaturisé, propulsé par un moteur très silencieux, si bien qu’il me semblait être sur un tapis volant. Vu de dessus le paysage était encore plus beau ; les couleurs chatoyantes des fleurs, la verdure et le reflet bleuté des cours d’eau s’ajoutaient pour donner un tableau miroitant. On voyait des vastes propretés abritant d’immenses troupeaux de moutons qui traînaient sur leur sillon la laine comme une robe de mariée.

Le plus mystérieux dans tout ça était la couleur des collines, je n’avais jamais vu de telles et ne l’avais imaginé d’ailleurs. C’était un pays aux collines bleues. Les arbres sur les collines étaient aussi bleus. D’un bleu liquide. On croirait un océan stagnant.

-                  Pourquoi les collines de votre pays sont bleues demandais-je à la fillette.

-                  Je ne sais pas, dit-elle. Je les vois comme ça depuis toujours. Votre pays est couleur safran, le nôtre est bleu ajouta-elle en souriant.

Notre engin atterrit dans une vaste propriété verdoyante au milieu de laquelle s’élevait un immense bâtiment qui me surprit autant que les collines bleues. Ses murs étaient transparents ! Le moindre détail de l’intérieur s’offrait à nos yeux, concis. Je courus comme un fou et palpais le mur de mes mains. Il était aussi dur que le béton mais lisse comme le verre. Chaque endroit que je touchais gardait l’image de ma main jusqu’aux ossements telle une radiographie. J’étais émerveillé, subjugué. Je regardais tour à tour la jeune fille qui souriait de mon innocence et l’image de ma main qui disparaissait petit à petit du mur, comme absorbé par du sable mouvant.

Une surprise faisait appel à une autre. Soudain, les bras ballants, ma pensée accaparée par les collines bleues et les murs transparents, je vis des hommes en fer sortir de la maison. Une horreur. La tête en forme de ballon de rugby, les yeux gros comme un poing et jaune, les oreilles affreusement décollées, ils avaient une forme de haut-parleur pour bouche. Des robots nous accueillaient et nous parlaient dans une langue dont je ne connaissais pas. La fillette donna des instructions dans cette même langue et disparue. Bientôt les robots me conduisirent vers une porte vert émeraude.

L’intérieur de la maison était un monde à part soi. Le vert émeraude remplaçait le paysage bleu. Je voyais des escaliers au marbre transparent bordé des rampes en bois vert. Les lampes projetaient une lumière de cette couleur mais qui pourtant éclairait comme le soleil.

Mon étonnement se mua en effarement quand je constatai que toutes ces choses étaient pour moi immatériels. Je tendais ma main dans l’intention de me saisir d’un objet mais mon poing se refermait sur le vide. Les fauteuils dorés dans un salon spacieux, les portes, les fenêtres, la rampe de l’escalier, lits, vêtements, tout objet semblait fuir mon contact. Et comme s’ils étaient fait de lumière, le revers de ma main devenait rougeâtre, révélant sa structure interne.

Ainsi je courrais d’un coin à un autre tel un possédé. Je fonçais vers un fauteuil mais je me vis le traverser de part en part. Les portes ne m’opposaient aucune barrière, les fenêtres hermétiquement fermées semblaient laisser passer l’air embaumé d’odeur de fleur de l’extérieur. Je levais la tête et qu’est-ce que j’aperçus ? Le soleil qui brillait au dessus de ma tête ! J’étais dans une maison tout en étant dans le vide ! Je me sentis soudain nu. Même le désert de mon pays avait certains obstacles, un ravin pour chercher un ombre, une dune qui devenait un abri idéal les jours de khamsin.

Mentalement éprouvé je m’écroulais dans un fauteuil qui me laissa choir directement sur le sol. Tenace je me relevais en me tenant la croupe et essayais un autre qui me réserva le même sort. Enfin la jeune fille parut, apparemment irrité par mon comportement et les bruits qui s’en suivaient. Elle dit un mot aux robots qui aussitôt disparurent. Puis elle s’avança vers moi en souriant.

-                  Pauvre humain, dit-elle, tu n’as pas su donc dans quel pays tu te trouvais ?

-                  Non, répondis-je étonné.

-                  Tu es au pays des djinns, source de toutes vos superstitions. Nous autres sommes fait de feu et tout ce que nous fabriquons et fait de feu. Peux-tu saisir du feu humain ?

Je me taisais. Que devais-je répondre à mon âge ?

-                  Non, poursuit-elle, tu ne peux l’attraper. C’est pour cela que nous ne pouvons vivre ensemble, se marier et avoir des enfants. Quelque chose nous sépare, refuse notre union et le bonheur à nos peuples …

-                  Tu es djinn donc, balbutiais-je.

-                  Ca ne se voit pas ? Tu es dans une maison de djinn, dans une ville de djinn, au sein d’un pays djinn. Par conséquent tu dois te montrer prudent. Il ne faudrait pas perturber notre paisible vie comme le font tes semblables. Maintenant je t’apprends une formule qui te permettra de vivre avec nous normalement; cette formule te servira à utiliser nos objets en toute sérénité, à nous voir comme Dieu nous a crée et surtout à ne pas avoir peur.

Elle me dit une formule dans leur langue qui une fois répétée me rendit subitement toutes mes facultés. Je pus toucher les objets, les prendre dans ma main, sentir des odeurs qui m’étaient inconnu. Et le comble, je vis la fillette. Elle se tenait devant moi dans une posture indécise, les mains sur les hanches. Je ne reconnaissais pas l’être qui me regardait avec des yeux horriblement petits, taillés en forme de V se rejoignant sur un trou à la place du nez. Il n’y avait ni sourcils ni cils. La tête et les oreilles ressemblaient de près à ceux des robots. Par contre le reste du corps était celui d’un humain robuste, bien structuré sauf les pieds qui se réduisaient en une chose comme les sabots velus d’âne. Je tombais à la renverse, évanouis.

***

Quand je revins vers moi, j’étais couché sur un lit, seul, débarrassé de mes habits de brousse et de mon golxad. A la place je portais un pyjama de laine. Il sentait bon et faisait frais. Pourtant je ne voyais ni climatiseur ni encensoir. A peine eus-je levé la tête qu’un des robots se présenta à moi et me parla en somali.

-                  Voulez-vous boire quelque chose me dit-il.

Surpris je répondis par un hochement de tête significatif.

-                  Vous allez bien ?

-                  Il me semble que oui dis-je.

-                  Dois-je appeler la demoiselle ?

J’hochais à nouveau la tête. La jeune fille entra d’une démarche grave. Dès lors que j’ai compris la signification de mon aventure je me sentais détaché du monde, libéré du sentiment intime à la vie. Je n’aspirais qu’à une seule chose : m’éloigner de ce monde bizarre des djinns. Mais de l’autre je voulais aller jusqu’au bout, vivre avec ses êtres moche et comprendre les lois qui régissaient leur vie automatisée. Leur langue m’inspirait crainte et respect, leur physique du dégoût. Il me restait donc à découvrir leurs coutumes s’ils en avaient.

Sans parler elle vint s’asseoir au bord de mon lit, puis elle me regarda avec des yeux dont j’apercevais la menace des larmes. La main qu’elle posa sur ma joue était froide, induisant en moi une chaleur revivifiant. Je sentais une sorte de bonheur mousser dans mes veines, je débordais soudain de joie. Finalement je me mis à rire bêtement comme un enfant joyeux dans la planète de ses poupées.

-                  Qu’est-ce qui t’as eu ? Dit-elle.

-                  L’aspect de ton visage …

-                  Vous les humains ! Vous êtes facilement tourmenté. Et maintenant demanda-elle.

-                  Ca va mieux répondis-je. De toute façon je finirais par m’adapter. Où sont tes parents ?

-                  Mon père est au travail, ma mère en voyage. Tu verras comme il est méchant.

-                  J’ai peur …

Elle rit. Et je me sentis stupide. Elle plaisantait comme toute fille de son âge tandis je réagissais comme un vieux. Je réalisais soudain qu’elle ne pouvait pas saisir la signification de l’amour qui m’était propre. Ce sentiment qui me conduisait de mystère en énigme n’était peut-être pour elle qu’une mauvaise plaisanterie. J’étais déçu.

-                  Pas si méchant au point de te tuer sur le champ.

Elle continuait de rire et je me perdais dans mes pensées noires. Plus elle riait plus je comprenais l’erreur fatale que je fis en la suivant ici. Quoi d’autre était-ce cette aventure si ce n’est un caprice de jeune fille à cours de jouets ? Que suis-je sinon l’horrible poupée de ses idées folles ?

***

Le père vint. L’homme que je guettais durant toute la journée entra au crépuscule, soufflant comme un jeune buffle. J’étais assis au salon face à la porte. Il s’arrêta net quand il me vit. Effrayé je me levais d’un bond et restais debout, les bras ballants, le regard perdu dans le sien. C’était un homme de haute stature, bien sculpté, habillé avec recherche. Mais le visage était à tout point identique à celui de la fillette. L’envie de vomir s’empara de moi mais l’effroi inhibait toute tentative. Il s’avança vers moi, le visage grave, d’un pas lent comme un lutteur qui jugerait l’adversaire à affronter. Il vint s’immobiliser devant moi sans ouvrir la bouche, sans ciller. Doucement et avec une tendresse inattendue il posa une main sur ma joue. Plus tard je compris que cela était une manière d’apprivoiser l’humain rebelle. Et comme auparavant je souris, comme par enchantement la peur me déserta laissant la place à un sentiment de respect.

-                  Comment vas-tu petit me dit-il ?

-                  Bien répondis-je.

-                  Tu es enfin venu nous rejoindre. Sais-tu où tu te trouves ?

Je murmurais une réponse évasive. Je commençais à jeter des regards autour de moi, juste pour éviter ses yeux. Je me sentais profondément mal à l’aise. A vrai dire tout m’indisposait, la maison, ses individus hors du commun, le fait d’être dans la planète des djinns. L’envie de crier m’étouffait, le désir de m’évader me démangeait. Mais pourtant j’étais attiré par ce mélange d’extravagance invisible et de dénuement flagrant.

L’homme sourit de mon attitude, il me caressa encore une fois la joue droite et s’en alla sans me dire quoi que ce soit.


La tragédie

Mon séjour se passait dans le meilleur de monde possible. La jeune fille était souriante malgré son visage hideux, les robots me servaient aimablement. Le chef de la famille ne rentrant que tard dans l’après-midi ou le soir et l’absence de la mère me donnait amplement le temps de palabrer avec celle que j’avais aimé, car entre-temps mes sentiments envers la fillette avaient changé du tout au tout. Je n’avais plus aucune affection pour elle mais un sentiment de respect profond. Je pouvais ne pas la voir de toute la journée sans que mon cœur ne s’en alarme. Je supportais ses rebuffades de jeune fille sans grand regret.

A la longue elle me sembla possessive, hargneuse même. Sa présence me devint finalement irritante. Les manières qu’elle avait de juger les autres par rapport à elle, son intolérance face aux idées qui n’émanaient pas d’elle, l’arrogance avec lequel elle traitait son père et les robots me dégoûtaient jusqu’à l’exaspération. Refusant de se plier à ses exigences je sortais un jour de la maison et me fit l’ami d’une jeune fille qui habitait non loin de la maison. Une personne humble, faite de gentillesse et de tendresse. Cet acte irrita mon hôte au plus haut point. Elle ne cessa de me blâmer, de me traiter d’ingrat et de sot sans que cela ne m’offusque. Finalement elle vint aux actes. Un matin, je me levais de bonheur, mes boyaux tiraillés par la faim. J’apostrophais un robot et lui demandais de m’apporter à manger.

- Non monsieur, dit-il, madame nous a dit de ne plus vous nourrir.

- Madame qui, demandais-je surpris.

- Notre maîtresse et fille de notre patron.

-                  Et pourquoi ?

-                  Ah ! Ça, c’est à elle qu’il faut demander.

Je bouillais de colère quand je rentrais dans sa chambre, bousculant tout objet qui se posait au travers de mon chemin. Moi, l’homme de brousse convaincu depuis la fleur de son âge à vivre comme bon lui semble et que la femme n’était que l’esclave de son désir, était sujet d’un honteux chantage.

-                  Que fais-tu ici, cria la fillette lorsqu’elle lit le courroux sur mon visage.

-                  Je veux savoir pourquoi je ne serais pas nourri …

-                  Qui a dit ça ?

-                  Qui a dit ça ? Et bien tes robots !

L’instant d’après celui qui venait de refuser ma requête se présenta au seuil de la porte avec un plat chargé d’aliments. Un moment je savourais ma victoire en regardant la fille dans les yeux, méchamment. Certes je lui faisais un peu peur mais dès lors qu’elle avait une armée de robots à son service, l’équilibre de forces était loin d’être atteint. De plus je connaissais à peine mon entourage et les pouvoirs des Djinns. Elle pouvait me séquestrer dans une cave de la maison, me rendre fou en jetant sur moi un sort ou m’enlever certains de mes facultés vitales. J’avais moi aussi peur.

Le jour suivant nous nous évitions, si je me trouvais au salon et qu’elle rentrait de dehors elle ne faisait que passer mimant l’indifférence. Ainsi nous vivions sous le même toit sans se parler ou s’approcher. La vie m’était donc devenue insupportable. Je percevais dorénavant la vaste demeure de lumière comme une prison exiguë, étouffante.

La jeune fille quant à elle finit par m’ignorer. En fin de journée, elle rentrait avec une nuée de garçons. Ils bavardaient à haute voix, riaient et faisaient un vacarme insupportable jusqu’à un peu avant l’arrivée du père. Plus tard je n’eus plus le droit de les observer, je devais me tenir dans ma chambre si la compagnie se trouvait au salon. Seul dans ma chambre, un sentiment de jalousie me gagna. Quand les garçons se retiraient je descendais interroger les robots sur la fille, je fouillais du regard les recoins de la maison pour vérifier si l’un d’entre eux ne s’y cachait pas.

Tout visiteur mâle n’échappait plus à mon enquête minutieuse. Dès la porte d’entrée je le reniflais des pieds à la tête. J’écoutais les moindres bruits une fois la maison endormie. Et durant l’absence de la fille, le matin, je siégeais face à la fenêtre de ma chambre qui se trouvait en face de la porte d’entrée du jardin.

Il était ce jour où j’allais commettre l’irréparable. J’étais assis devant ma fenêtre en train de siroter un jus d’orange. Depuis deux heures, un jeune homme se trouvait au salon avec la fille. Je n’entendais rien de leur conversation. Je guettais ardemment son départ.  Je les vis arriver dans le jardin, main dans la main. Le jeune homme, maigrichon avec un teint cireux, ne se gênait pas à taquiner sa partenaire. Puis il glissa une main autour de ses reins et l’attira vers lui et l’embrassa longuement.

Je me levais subitement de ma place. Je ne voulais pas voir cela. Je me sentais souillé, salis jusqu’à l’âme. Il avait touché la fille, il avait touché à mes sentiments ardents enfouis sous la cendre de mes désillusions. Je tournais dans ma chambre, j’échafaudais mille et une scénarios pour me venger en espérant toutefois que la jeune fille viendrait se jeter dans mes bras, vexé et désemparé. Au contraire c’est une fille en extase que je retrouvais au salon. J’eus quand même le courage de lui dire ce que j’ai vu. Elle me regarda longuement et me dit d’un ton de mépris.

-                  Et alors ? Qu’es-tu pour moi pour te sentir concerner ?

Le soir, quand la maison s’abandonnât au sommeil et que les robots se retirèrent au salon pour continuer leurs interminables jeux de cartes, je me glissais hors de mes draps un couteau à la main. Je me dirigeais vers la chambre de la fille contiguë à la mienne. La porte s’ouvrit et je rentrais. Elle était allongée sur le dos, le souffle court, ses bras repliés sur sa poitrine. J’avançais alors sur la pointe de pieds jusqu’à ne plus être au-dessus d’elle. Je levais le couteau en l’air à l’aide de mes deux mains et l’abattais de toutes mes forces. Elle écarquilla les yeux, poussa un soupir et sa tête tomba de coté. »

L’homme à l’écharpe bleu dénoua le célèbre ruban à la couleur ciel d’été qui entourait son cou d’une main tremblante. Je vu un filet de chair carbonisé. Puis tout doucement il releva les manches de sa chemise et je découvris des bras d’enfants aux os déformés et à la peau carbonisée.

« Je portais des lourdes chaînes à ces endroits-ci. Elles me furent mit une fois et jamais plus on ne les enleva si ce n’est au moment de ma libération. Vingt ans durant j’ai travaillé aux champs, à labourer, à arroser, à faire la moisson, à battre le blé et à la moindre erreur un robot qui ne me quittait pas d’une semelle me fouettait férocement. Je mangeais peu, dormais peu dans une cave humide, infestée de mammifères qui me dévoraient la plante des pieds. Après quoi le vieux tomba gravement malade. Son dernier désir de mourant fut de me voir.

Du haut de son lit, des oreillers callées derrière son dos, il me regarda longuement. Je ressemblais plus à un sauvage qu’un être humain, portant une barbe d’une dizaine d’années, mes cheveux qui ne furent jamais rasés et mes ongles sales et acérés par les rudes labeurs.

Je fus surpris de voir les larmes poindre sur ses yeux ternes.

-                  Comment vas-tu me dit-il d’une voix faible et tremblante.

Je ne répondis pas. Je gardais le regard rivé au sol.

-                  Tu as tué mon enfant, me dit-il. Et maintenant que je vais mourir je ne sais plus que faire de toi, te tuer, te laisser ainsi ou te libérer.

Profitant alors de son indécision et de sa faiblesse, je me jetais à terre, près du lit, et pleurais à fendre l’âme. Je vis alors les robots me relever, m’enlever les chaînes. On me rasa barbe et cheveux, me coupait soigneusement les ongles et m’apportait à manger en me faisant asseoir dans un confortable fauteuil devant le vieux.  Je me sentais soulagé. De l’autre je pensais que c’était l’ultime régal avant la mort.

-                  Je vais te dire maintenant des choses incroyables, reprit-il. Je ne sais pas si j’aurais la force d’aller jusqu’au bout, pourtant le simple fait d’avoir tenter calmera ma conscience et peut-être te sauvera d’un avenir vacillant où rêve et réalité se confondent.

Il se tut un instant, le temps qu’un toux tenace passe.

Les révélations

« Ce que je vais te dire ici est le coté ombrageux de ma vie, ce que j’ai toujours caché, même à ma femme. Tout a commencé à l’âge de six ans quand mon père revint d’un long voyage à travers votre monde et spécialement votre pays. Il parlait votre langue, maîtrisait vos manières de vivre qu’il pouvait facilement passer pour un gentleman de vos contrées. Il vantait votre vie qu’il qualifiait quand même de bruyante, désordonnée et sans loi. Je buvais ses paroles, l’image du monde humain se formait dans ma tête au fil de ses contes. Tout jeune, assis sur un banc d’école je rêvassais, me jurant à haute voix qu’une fois mes études bouclées j’allais faire un voyage vers les humains, comme mon père.

Quand je les eus finit, j’avais un peu moins que votre âge, je demandais à mon père la permission de m’exiler, ce qu’il m’accorda avec joie en me donnant l’argent nécessaire. Au moment de partir il me sera sur son cœur et me dit : mon fils prend garde d’aimer les femmes des humains.

Je sillonnais le pays Somalie, allais de ville en village, de plaine en montagne. Je nouais des connaissances, j’instaurais des amitiés solides comme le roc. Et je me constituais une renommée sans faille. Mon commerce fut florissant et, désormais, Ali tukaanle devint un nom connu de tout le monde.

Durant ce temps je ne me suis jamais hasardé à lier connaissance avec une femme quelle qu’elle soit. Des rois, des sultans me proposaient des filles belles et chastes. Derrière mon dos j’entendais des propos peu enviable concernant ma situation de célibataire mais le dernier conseil de mon père ne quittait jamais ma tête.

Finalement, à l’aube de mes quarante ans, je me fixais à Hargeisa qui n’était encore qu’une bourgade mal aménagée. J’érigeais une belle maison dans l’un des plus beau quartier de la ville, et au centre-ville, j’inaugurais une grande boutique pleine à craquer où on y vendait de tout. Le matin, je m’asseyais devant elle et causais avec les vieux aux barbes rousses.

Un fait ne me laissa cependant pas indifférent : une belle jeune femme rentrait au boutique chaque matin à la même heure. Son image venait se poser devant mon regard. Le soir une fois sur mon lit et les lumières éteintes je ne pensais qu’à elle. Je ne voyais qu’elle, ne sentais que son odeur de maskati. Bien que je n’aie jamais connu l’amour, ce sentiment nouveau qui inondait mes sens ne me faisait guère douter. J’aimais et au plus fort. J’étais au pays de Bodhari, je marchais sur ses pas, happais le vestige de son amour fulgurant et vivais au rythme d’anecdotes ayant source au fin fond de son cœur meurtrit.

Sans ambages et faisant fi des cris alarmistes de ma conscience je demandais la jeune femme en mariage. Ce qui fut célébré en grande pompes deux semaines plus tard. Je fis un tort, mais ce que devinrent mes jours par la suite me fit regretter ma bêtise. Toute la journée je devais réguler mon comportement, parler comme il le faut et essayer de ne pas jurer en notre langue. Une mission périlleuse compte tenu ma nouvelle situation qui faisait que la mariée soit souvent à proximité dans l’intention de me servir, de m’amadouer, de bavarder. J’étais comme étouffé. Je nageais dans des contraintes que je ne pouvais supporter plus longtemps.

Mon père qui me téléphona deux jours plus tard tomba gravement malade lorsqu’il apprit ce qui m’arrivait. Ma mère téléphona un soir. Ma femme endormit, je me livrais à une discussion animée dans notre langue. J’appris que mon père mourant voulait me livrer ses dernières intentions. Alors de bonheur le matin je fis ma valise et partit, disant à ma femme horrifiée que je faisais un voyage d’affaire. Je trouvais mon père fort mal au point. Il avait eu une attaque cardiaque. Il ouvrit la bouche une seule fois pour me dire que la femme avec qui j’avais convolé en noces était sa fille et par conséquent ma sœur. Enfant qu’il n’avait pas reconnu.

-                  Saada, n’est-ce pas ? Me dit-il.

-                  Oui père, Saada Abdi, fille de sultan.

-                  C’est ta sœur. Elle était toute jeune, tendre et … le sultan l’avait adopté pour sauver l’honneur de sa sœur.

Sur ce mon père mourût. J’étais couvert de honte. Saada me dégoûtait en même temps que je l’aimais davantage. Quel sort m’avait fait aimé une sœur inconnu dans toute La Somalie !

Quatre mois plus tard quand je revins vers Hargeisa Saada m’annonça qu’elle me portait un enfant. J’étais sidéré. Devant elle, je jurais et maudissais ciel et terre. Saada piqua alors une crise d’hystérie.

-                  Tu es un Djinn ou je ne sais quoi, mais tu n’est pas un être humain.

Et elle se sauva. Un an durant je la cherchais dans tout le pays, temps durant lequel je me suis refusé tout repos. Quand finalement je la retrouvais dans le désert du Griad, cheminant derrière un troupeau famélique, le divorce fut la seule issue enviable. Ma seule victoire était d’emporter mon enfant, cette jeune fille que vous aviez tué, Mariam. Et Saada Abdi n’est autre que votre mère, cette femme maladive, aux os déformés par la chaleur de la brousse.

Je vendais mes biens et rentrais au bercail. Mais l’amour que je nourrissais envers ta mère était inextinguible. Chaque jour, chaque heure il renaissait de ses cendres, plus virulent et tenace. Je retournais chaque mois dans la brousse, les bras chargés de cadeaux dans l’espoir qu’elle m’accepterait à nouveau dans sa vie aussi dénué de sens soit-elle. Mais en vain.

Puis elle convola en noces avec un homme misérable, qui avait pour toute fortune une dizaine de chèvres maigrelettes. Cela ne me découragea pas pour autant et je renouvelais ma requête encore et encore. J’ai vu naître tout tes frères et soeurs dans la misère, le vide matériel et moral.

Un jour que je suis encore repartit crier mon amour fou sur les dunes de sable chaud, j’aperçus ta mère allongée sur le sol, sur le dos, les jambes ramenées vers ses fesses. Elle dormait paisiblement. C’était un après-midi nuageux et frais. Son gareys encombrant avait glissé sur ses cuisses jusqu’à la plante des fesses découvrant ainsi ses parties intimes qui, jadis, avaient été le théâtre de mes œuvres d’homme. J’avançais à pas de loup et d’un seul élan je me retrouvais sur elle, avec une fougue telle qu’elle ne put pas faire le moindre geste. Ainsi mon fils, tu es né de ce désir subite, cet élan de la jalousie qui voulait que je me venge pour une fois. Tu es un mélange d’humain et de Djinn, de haine et d’amour, de désir et de répugnance … »

« J’étais surpris, continua l’homme à l’écharpe bleu. Je me découvris bâtard, un être sans race par dessus tout. Ce vieux était mon père, celle que j’avais tué, ma sœur. Et nous étions les enfants de deux frères.

Le vieux soupira et s’allongea sur le lit. De la main il me fit signe d’approcher. Quand ce fut fait il me serra tout contre lui et dit : tu ne pourra jamais être un être comme il le faut, comme ta sœur d’ailleurs. Tu seras incompréhensible. J’ai ignoré le conseil de mon père et voilà ce que j’ai récolté : une fille qui fit de ma vie une enfer. Jour et nuit elle criait, se battait contre tout le monde. Elle avait un caractère aigre. Avec l’âge rien ne s’améliora. Elle alla jusqu’à exiger de connaître sa mère. C’est ainsi que je lui ai autorisé de venir chez vous. Mais l’histoire se compliqua lorsqu’elle vous amena ici … »

« Les gémissements du vieux se firent plus intensifs. Il commença à hoqueter gravement. »

-                  Je vous lègue tous mes biens. Tu peux continue à vivre ici ou repartir vers le monde des humains. Soit courageux

« Il sera ma main dans la sienne. Bientôt sa tête retomba sur l’oreiller. Je me jetais à genoux et pleurais de joie et de honte sur le macchabée de mon bourreau. Puis je fit ma valise et quittais la maison pour Hargeisa. De là je me dirigeais vers la brousse, la plaine du Griad, mais arrivé à Borama je renonçais à cette idée et continuais ma route jusqu’à Djibouti. Depuis je vis ici sous le dénigrement de toute la population mais je crois que je ne serais plus capable de le tolérer. »

A ces paroles je regardais du côté de la vieille femme, Saada Abdi. Ses yeux étaient grand ouverts, sa bouche aussi. Je touchais son avant-bras et le trouvais très froid.

- Elle est morte lui dis-je.

- Qui ?

- Mais ta mère qui est ici !

Il la toucha à son tour.

-                  Oui il y a longtemps qu’elle est morte. Le cœur a peut-être lâché. Une fois je l’ai vu qui ouvrait sa bouche en même temps qu’elle portait sa main vers sa poitrine.

-                  Tu l’as laissé mourir ! Lui dis-je en guise de reproche.

-                  Peu importe, elle ne survivrait pas de toute façon à mes révélations.

Le silence tomba comme un rideau de fer. Gêné, je promenais mon regard vers le plafond. Finalement je me levais et dis.

-                  Il faudra enterré la vieille …

-                  Non, dit-il, je vais m’en occuper seul. Tu peux partir maintenant.

Ainsi je sortis de la maison alors qu’il faisait nuit. J’avais la tête lourde. Une question me revenait sans cesse : dois-je raconter l’histoire de l’homme à l’écharpe bleu ou pas ? Obéissant à mon instinct je m’acquittais de ce devoir dans ces pages.

On n’entendis plus parler de cet homme mystérieux depuis. La maison avait même été vandalisée par une bande de voyous. L’énigme de l’homme à l’écharpe bleu s’était complètement éteinte, tout comme elle était née. De ma part je me demandais ce qu’était devenu l’homme à l’écharpe bleu. C’était-il installer ailleurs, ou était-il retourner dans la demeure de son père, au pays de Djinns ?



Il est mort

Plus tard je m’habituais à l’absence de l’homme mystérieux tout comme le quartier. Je rentrais dans la boutique devant laquelle j’étais assis le jour de ma découverte pour y acheter une bouteille de coca. Comme le boutiquier vaquait à d’autres occupations je me mit à feuilleter un vieux journal qui se trouvait sur une table.

C’était un exemplaire de Mandeeq, un quotidien de Hargeisa, capitale de notre voisine république autoproclamée. Je ne sais quel instinct m’a guidé vers la rubrique de fais divers. Dans un encadré dont le contenu était presque illisible je déchiffrais quand même ceci :

« Un cadavre a été retrouvé dans la nuit du 16 janvier sous le pont de Hargeisa. Le cadavre en question était un homme d’une quarantaine années. D’après le médecin légiste, jeté par dessus le pont, les vertèbres ont rompu sous le choc et la mort a été très rapide. Quelques effets personnels ont été retrouvés, notamment une valise fracassée et une écharpe bleue.

Le chef de la police a déclaré que ce meurtre avait certainement été commit par une bande de voyou qui règne sur le pont pendant la nuit, dépouillant les habitants qui s’attardent en ville. Rappelant dans la même occasion que ce meurtre était le troisième durant les derniers six mois. Il a par ailleurs ajouté que personne n’est venu réclamé le cadavre et comme aucun papier d’identité n’a été retrouvé sur la victime, la municipalité procèdera à son enterrement dans les quarante huit heures. » 

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13 mai 2006

Deuxième nouvelle

L’île de la folie

Le voyage

L’été faisait rage à Djibouti, et comme tout jeune qu’aucun devoir ne retenait dans la chaleur je faisait ma valise et m’en allais vers la fraîcheur. Destination Borama, la ville entouré des montagnes de feu et d’une brousse verdoyante.

Notre véhicule passa la frontière un peu avant le crépuscule et avec la fougue d’une land cruiser qu’elle était, elle fendit le désert de sable. C’était mon premier voyage en tant qu’adulte encore célibataire. Je suis seul, égaré dans la cabine de la voiture. Beaucoup de voyageurs somnolent déjà. Ma pensée rebelle divague m’empêchant de dormir un tant soit peu. Mes oreilles bourdonnaient, des douleurs me démangeaient au dos, mes jambes criaient leur colère. Inlassablement je guettais l’instant où la voiture tombant en panne j’aurais enfin le bonheur de mettre pieds à terre. Et comme une réponse à mes prières la voiture s’embourba soudainement dans un oued de sable.

Enfin l’air libre, le souffle tiède à l’odeur de poussière du désert me fouetta le visage. Après quelques gymnastiques rudimentaire je promenais mon regard autour de moi ; à part les lumières de la voiture c’était l’obscurité totale. Des ténèbres complices et effrayantes. Un linceul opaque nous serrait dans ses bras liquides. Moi qui fus habitué à la ville où la marge entre jour et nuit tend à disparaître, le noir m’impressionnait.

Je levais mon regard vers le ciel et pour la première fois je le voyais sombre, constellé d’étoiles comme une étoffe de mariée scintillante. Cette voûte céleste que je ne voyais que rarement devint ce soir là l’unique objet de mon attention. Je m’éloignais du groupe de passagers et m’asseyais sur un monticule de sable, les jambes allongées devant moi et les bras tendus derrière mon dos. Mon imagination reprit son cheminement, elle allait fouiner dans ce désert sablonneux où toute forme de vie semblait impossible mais qui était pourtant l’objet de toutes les convoitises.

Il stagnait comme au début de la création, pure. Aucune trace de la présence bienfaitrice ou oppressante de l’être humain. Le moindre pas, un objet oublié là était aussitôt ensevelit sous les dunes de sable. Je touchait le sable fin, encore chaud et le faisait glisser entre mes doigts et à travers mon regard le questionnait sur ce qu’il avait vécu durant sa vie illimité. Combien d’hommes puissants l’avaient foulé avec méprise, combien de faibles l’avaient humblement piétiné, les chars de guerre qui le labourèrent, les obus qui s’enfoncèrent dans ses entrailles aussi facilement que dans la chair … et combien de vie humaine s’était éteintes en lui offrant ses derniers soupirs, le sang chaud qui l’avait mouillé ; le regret, le désespoir, le triomphe de certains, la défaite des autres … autant d’actes héroïques ou barbares auxquels il avait assisté sans broncher.

Je l’entendis me répondre à travers le frou-frou de son écoulement à travers mes doigts.

« J’ai sans cesse changé de main me dit-il sans qu’aucun ne jouisse de moi. J’ai changé plusieurs fois de nom et de maître mais je suis toujours resté fidèle à ma nature sauvage. Regarde autour de toi et dis-moi ce que tu vois, n’est-ce pas que du sable, que d’arbustes secs et cassants, d’oued sec et sablonneux qui ont jadis piégé les chevaux et qui s’en prennent aujourd’hui à vos voitures les plus modernes ?

Y vois-tu des villes, des forages d’eau, de routes bien tracées ? Evidemment non. Aucun n’eut le courage ni le temps de remuer mes boyaux ; même pas un puit pour abreuver leurs chevaux fourbus. Ils étaient tous pressés de se battre et de déclarer une victoire qui ne leur servirait à rien, de planter dans mes entrailles chaudes le pieu d’un étendard que le vent a vite fait de l’étriper. Et puis de rentrer chez eux jusqu’à la prochaine tuerie.

Je suis lourd de secret, de leurs déchets, de leurs cadavres hâtivement enterrés. J’ai vu la justice me couvrir un instant avant qu’un arrogant ne me plonge dans les ténèbres de la zizanie.

En agissant ainsi l’être somali a gâché la chance inestimable de profiter de mes réserves. Je porte en mon sein tous ce dont il a besoin pour sa vie, son développement. Je rugis de temps en temps, de colère, d’incompréhension mais c’est comme si je parle à des sourds. Je tremble, je bouge de tous mes membres pour attirer leur attention ; jadis ils émigraient ou me gavaient de café et de riz blanc comme si j’avais faim. Ceux d’aujourd’hui ne s’en rendent même pas compte.

Je n’ai pas encore digéré ma malchance, à porter des êtres aussi ignorants, qui vont à contre courant de la vie. Finalement j’ai appris à me taire, à voir le temps passer et le monde vieillir et le pied mal chaussé des somalis me fouler, me faire des plais inguérissable. »

Je fus intrigué par les révélations du désert. Je regardais encore autour de moi. Rien qu’une terre inculte, pas un signe n’attestait de la présence d’hommes. Tout était intacte, sans vestige du passé, sans trace du présent ni la moindre lueur aussi vacillante soit-elle du futur.

Tout était resté comme Dieu l’avait conçu. Ces petites choses qui, ailleurs, symbolisent des siècles douloureux, des années de labeur, de privations n’existaient guère ici. Un pan de mur crasseux qui cristallise tant des souvenirs joyeux, une façade délabrée qui jouit de tant de considération ; ou tout simplement une statut, une route, une maison. Tout ces petites et grandes œuvres, modeste et à la fois extravagantes qui témoignent du génie humain n’étaient nulle part visible dans cette plaine.

Cette indifférence face à l’écoulement de l’existence rendait cette terre déprimante et exaltante à la fois. Je me couchais sur le sable tiède, rêveur, pourchassé par la mélancolie qui étourdit tout voyageur solitaire l’instant d’un repos nocturne. En contemplant cette masse encore à l’état d’embryon, tout idée auparavant inaccessible me paraissait subitement si proche, réalisable; le dénuement total, la désolation sans limite, la misère tenace, le désespoir, la mort subite … de l’autre une joie enfantine moussait dans mon cœur, muant l’étouffant désert en un vaste et rose atmosphère de liberté. L’homme était sans doute infiniment plus libre ici. Il pouvait vivre en tarzan de désert, batifoler comme un oiseau, errer sans cesse comme un esprit et hanter le désert à sa guise.

-                  Que fais-tu ici tout seul me dit une voix.

Je sursautais. Ayant reconnu l’un des passagers, je me mis à sourire.

-                  La voiture n’a pas encore été tirée du sable, demandais-je.

-                  Non, ils attendent de l’aide. Les passagers se préparent à dormir à la belle étoile.

Le silence nous enveloppa. N’étions-nous pas dans le pays du silence ?  Mon compagnon était un vieux monsieur négligemment vêtu. Dans la voiture il se trouvait en face de moi, coincé entre deux grosses femmes ronflantes.

-                  Tu vas où ?

-                  A Borama dis-je.

Au fond de moi je savourais cet instant de sauvagerie. Je donnais peu d’attention à ses paroles. Je l’avais d’ailleurs qualifié, dès le début, de vieillard en quête de palabre.

Maintenant que le chacal ne se faisait plus entendre, le silence était total. Il n’y avait même pas le bruit innocent de petits insectes.

-                  Connais-tu le pays me demanda encore le vieux.

Excédé, je secouais vigoureusement la tête. Même dans une plaine déserte il fallait bien qu’on vous dérange. Cependant ma curiosité se réveilla subitement.

-                  De quel pays vous parlez ?

-                  De celui-ci, répondit le vieux. Le désert du Griad, Zeila et l’île de la folie.

Je regardais le vieux de plus près. Il portait des cheveux si blancs qu’ils étaient visibles dans la nuit liquide. A part un visage ovale parsemé de rides je ne vis pas grande chose de ses traits.

-                  Vous êtes d’ici ?

-                  Non, dit-il en souriant, de île de la folie.

-                  Pourquoi l’île de la folie ?

-                  Oh, c’est une vieille histoire qui demande du temps et des oreilles intéressées. Et puis mon père tenait de ses aïeux que l’histoire pouvait se raconter deux fois par la même personne. Mais à la troisième reprise elle serait foudroyée par un sort. Et j’ai déjà raconté deux fois.

Dans le noir j’aperçus le sourire élastique du vieux. Aussitôt je compris son dilemme ; le désir de perpétuer la tradition orale des somalis et la peur que quelque chose ne lui arrive se livraient en lui une bataille féroce. Je poussais pourtant le vieux à parler, arguant que ceci n’était qu’une légende et qu’un conte n’a jamais fait pousser des cornes à un âne. Le vieux rit. Puis il me regarda de plus près.

-                  Mon fils dit-il, celle-ci est une histoire vraie, pas une légende fabriquée de toute pièce. Ce genre d’imprudence a décimé la population de île. Les survivants se comptent avec les doigts de deux mains. Mais bon je suis vieux, qu’ai-je à craindre ?

L’attente fut longue, désespérante. Je le vis se lever, partir puis revenir sur ses pas et s’asseoir. Enfin il se décida enfin à me narrer cette mystérieuse et vieille histoire somalie.

L’île

« Île de la folie s’appelait auparavant île Fardoussa. Une île située non loin de la côte, à l’est de Zeila. Au temps de marrée basse les jeunes pouvaient se rendre à pieds de la côte vers île.

Le lieu était féerique ; une mer couleur émeraude, une verdure persistante, une eau douce et abondante. Poisson et gibier abondaient aussi. La forêt qui couvrait une bonne partie de l’île donnait toute sorte de fruits. Toute la population pouvait s’y nourrir toute l’année sans qu’il n’y ait la moindre pénurie. Le visiteur était accueillit en roi, hébergé, nourrit et la plus belle fille lui était donné en mariage s’il le désirait. De toute son histoire, l’île ne connut jamais de guerre ni grief majeur.

Pourtant cette société n’avait ni Okal, ni Sultan et encore moins un roi. Le clivage social n’était pas connu sur l’île Fardoussa. Chacun respectait son prochain, s’acquittait de ce qu’il jugeait bon pour l’ensemble et réclamait son droit dans le calme. Ce qu’il obtenait sans souffrir le moindre effort. Il n’y avait donc aucune autorité menaçante, ni de cour corrompue, ni partisan de telle ou telle forme de groupe. L’entente était totale. On ne dénombrait aucun voleur dans toute l’île, la mendicité n’existant pas depuis la nuit des temps.

Dans l’île vivait une famille très ancienne. On disait que leur ancêtre avait découvert Fardoussa. Elle était en conséquence très respectée. Le dernier descendant de cette lignée, un mâle solitaire et peu sociable vivait dans une grande demeure au cœur de la forêt. Il avait deux fils, doux, intelligents, qui grandirent sous l’œil sévère de leur mère, une femme très pieuse et fière des valeurs ancestrales. Cependant une légende se contait sur l’île depuis plusieurs décennies. Elle disait que le père de ses deux enfants, qui s’appelait Wali, était dépositaire d’un grand secret. Et c’était pour cette raison qu’il vivait loin du reste de la population. Ce secret, personne n’était arrivé à le sonder jusqu’au jour où le bateau d’un pêcheur de l’île se brisa sur des récifs loin des habitations. Il avait alors à traverser la forêt dans toute sa longueur. Chemin faisant la nuit tomba et de loin il aperçut les lumières de la demeure de Wali. Pourquoi ne pas passer la nuit ici se dit-il.

Il s’approcha donc de la maison. Soudain il entendit des pleurs et des gémissements. Il crut alors que Wali battait sa femme et eut honte de s’immiscer dans une affaire de famille. Il s’arrêta alors non loin de la maison le temps que les pleurs cessent. Pourtant cela continua durant un long moment et notre pêcheur égaré ne put tenir sur place de froid et de faim. Il s’approcha encore du domicile et s’accroupit sous une fenêtre éclairée. Il risqua un coup d’œil à travers les rideaux entrouverts et aperçut le vieux Wali couché sur un matelas de paille au centre de la pièce, entouré de ses deux fils et de sa femme. Sa poitrine se soulevait, la sueur perlait de son front et un gargouillis sortait de sa bouche entrouverte. L’infortuné pêcheur comprit alors que Wali était mourrant mais n’eut pas encore le courage d’entrer.

Après un moment le vieux cessa de gémir. Il demanda à ses fils de s’approcher afin qu’il leur livra ses derniers recommandations. Intéressé, le pêcheur tendit l’oreille.

L’ancêtre

« Mes fils commença Wali, je vais vous dire ce soir avec mon dernier soupir un secret que je vous ai depuis longtemps caché. Parce que vous étiez très jeunes et de l’autre j’attendais ce moment pour éviter tout malentendus ou fuite vers les habitants de l’île.

Ce que je vais vous dire est très lourd de conséquence, tant pour vous que pour les habitants de l’île. Je le tiens de votre grand-père et il était de coutume dans notre famille que chaque père lègue ce secret à ses fils juste avant sa mort. Il a toujours été ainsi. Une fois ce secret dévoilé, c’est la boîte de pandore, une calamité sans remède s’abattra sur notre famille et les habitants de l’île.

Je vous demande donc d’éviter tout manquement à la discipline familiale qui consiste de ne pas se mêler avec la population afin que le risque soit moindre. Vivez aussi loin que vous pouvez sinon minimisez les interactions avec la population. Ne vous faites pas d’amis intimes, ni de confident. Sachez que chacun d’entre eux sait que nous sommes dépositaire d’un lourd secret; par conséquent une faille dans votre comportement vous perdra à jamais. Promettez-moi de tenir ce secret jusqu’à la fin de votre vie et que vous le lèguerez à vos progénitures dans vos dernier instants sur terre, pas avant. »

Après que ses fils jurèrent, Wali garda un instant le silence. Il regardait fixement le plafond. Il ne regardait pas vers sa femme qui sanglotait dans un coin de la chambre.

« Mariam, dit-il à sa femme, peux-tu nous laisser seul ? Puis se tournant vers ses fils, il ajouta. Aucune autre personne en dehors des descendants directs mâles ne doit savoir l’histoire. Prière donc de ne pas informer vos filles si Allah vous en donne.

-                  Et si nos enfants ne sont que des filles, demanda le plus âgé.

Alors le secret mourra avec toi mon fils. Si vous la narrer à vos filles, le secret changera de famille. Et le cachet qui empêche le sort de s’abattre sur nous jusqu’à présent c’est notre lignée, c’est en quelque sorte l’authenticité de l’histoire et la colle qui la maintient en place.

Donc, mes fils, l’aventure commençait il y a maintenant vingt générations. Votre aïeul qui s’appelait Ali était quelqu’un d’ambitieux, de turbulent surtout. Il sacrifiait tout pour ce feu de forêt qui rongeait son âme, à savoir le goût de l’aventure et le mépris du risque. Adolescent il ne pensait qu’à s’exiler, voir le monde et savoir de quoi il en retournait. A cette époque là notre famille vivait près de Bombay …

-                  Bombay ! S’écrièrent en chœur les garçons.

Oui, nous sommes originaire de l’Inde. Famille islamisée à peine de deux générations en ce temps là. Behari, le père d’Ali, avait plusieurs femmes et une progéniture fort nombreuse. Certains parlent de cent, d’autres un peu moins. En tout cas le nombre était tel que Behari lui-même n’arrivait pas à différencier ses enfants. Puisqu’il y avait trois ou quatre Ali, autant d’Omar et de Fatima. La chance que chacun puisse recevoir une bonne éducation et par là s’épanouir comme il l’espérait était dérisoire. N’en parlons pas d’héritage.

Ali qui était le vingt cinquième fils de Behari vint au monde un jour pluvieux d’Août. Il grandit dans le désœuvrement, sans jamais montrer un quelconque abattement. Son caractère austère finit par l’éloigner de la famille et spécialement de son père. Cela n’affectait guère Ali qui au fond restait d’une grandeur d’âme sans égale. Une fois arrivé à maturité il se fabriqua un radeau et prit la mer pour une destination inconnue. Ce qui comptait pour lui c’était de s’envoler loin de la famille, de s’arracher à une vie qu’il jugeait indigne de lui.

Après un mois d’errance, de privations et de danger sans cesse croissant, Ali Behari échoua sur une côte déserte. Pas une habitation en vue, pas âme qui bouge à des kilomètres à la ronde. Rien qu’une forêt luxuriante. Il se nourrit d’herbe, de fruits sauvages et au bout de trois jours un homme fortement armé et à cheval vint le trouver sous un arbre.

Il était midi, l’eau chantait dans la clairière en contrebas.  L’homme en question, très bien habillé, portait une tunique bleue, un couvre-chef orné de plumes d’Autriche. A sa ceinture pendait une longue épée à la garde incrusté d’or et de pierreries étincelantes. Il était chaussé de bottes noires. Le cheval superbement harnaché était blanc avec quelques taches noires.

Ali qui était couché sur l’herbe dru se releva, cloué de surprise et de peur. L’homme l’observa sans ciller, ni bouger. Ils se toisèrent ainsi un long moment avant que l’homme ne rua sa bête vers la forêt et disparut dans l’épais feuillage des arbres.

Deux jours plus tard, des hommes à cheval vinrent le capturer et l’emmenèrent loin de la côte. Ils marchèrent deux jours et deux nuits durant, ne faisant halte que pour permettre à leurs bêtes de souffler un tout petit peu.

On le traîna dans une ville aux vastes artères grouillantes de monde puis on le jeta devant un roi richement habillé. C’était dans une grande salle au plafond haut. Le trône qui se trouvait au centre était très haut sur pieds et fait d’or. Tout autour se tenait des gardes et des courtisans aussi richement habillés. Le roi portait sur sa tête une large couronne sertie de diamant et tenait fermement dans sa main un bâton de bois terminé par une tête de lion en or.

Ali, pieds nus, les habits de pauvre en loques, portant une barbe de plusieurs mois, ressemblait à une bête sauvage dans cet univers de perfection. Un garde voulut le forcer à se prosterner devant le roi, ce qu’il refusa catégoriquement.

Le roi descendit alors à l’aide d’un escalier en marbre et vint se tenir au-dessus de lui. Ali était toujours à genoux, le regard levé vers le roi. Il tint son regard et eut même l’audace de toucher à ses habits de soie pure. Un garde frappa sur sa main avec un gourdin. La douleur le plia en deux tout près des pieds du roi. On le releva et le mit à nouveau à genoux.

-                  Je vois que tu viens de l’Inde dit le roi.

Son Hindi était parfait.

-                  Oui dit Ali sans autre forme de politesse. Je suis de Bombay roi.

-                  D’une famille connue ?

-                  Non, hélas !

-                  Pourquoi hélas demanda le roi surpris

-                  Parce que je ne serais pas traité aussi vilement. Je ne me suis jamais prosterné devant un être humain même si je suis né pauvre. Vous avez un drôle d’hiérarchie ici. D’ailleurs où suis-je ?

Le roi s’étonna de l’audace de ce jeune homme. A genoux et enchaîné, il osait lui tenir tête et allait jusqu’à toucher ses habits. Pareil courage le subjuguait.

-                  Bienvenu à Ceylan jeune homme lui dit-il en le relevant avec sa main.

Il ordonna aussitôt qu’on lui offrit des habits, de la nourriture et une demeure confortable. Plus tard il loua son courage en public et l’inclus dans sa garde rapprochée.

Ainsi Ali vécut dans l’empire du Ceylan, craint pour sa sévérité et respecté pour son éthique. Encore cette vie ne le satisfaisait pas. L’ambition qui l’habitait était au delà de l’imaginable. Il comptait toujours s’en aller pour découvrir d’autres cieux, d’autres peuples. Il considérait que Ceylan n’était pas loin de l’Inde. 


L’amour

Mais le temps ne lui permit pas d’accomplir les prouesses tant rêvées. Dans le château royal vivait une jeune fille d’une beauté éblouissante. D’une démarche de Paon, d’un teint chocolaté, des yeux en amande. Tous ce qui devait plaire chez une femme était réunit en elle. Ali s’enticha d’elle. Chaque jour il la trouvait sur son chemin, souriante derrière son châle de cachemire ou se camouflant derrière un rideau. Tout ceci excitait Ali au plus haut point. Il avait toujours regardé la femme comme un être dangereux, apte à piéger la vie d’un homme entre ses cuisses grasses.

Il voulait voir le monde, ne jamais se fixer sinon l’instant de préparer l’étape suivante de son voyage. Il voulait connaître la gloire, l’honneur que procure la chasteté, alors que la femme signifiait pour lui le contraire de tous cela. La femme était synonyme de sollicitation sans fin, faire fi de ses valeurs morales, fouler aux pieds ses convictions intimes … bref abandonner tout autre forme de vie si ce n’est d’être l’esclave d’une existence qu’il n’avait pas choisit et qui ne lui siérait aucunement. Il avait jusque là éviter les courtisanes en quête d’une aventure, il biaisait les avances, faisait la sourde oreille devant les déclarations désespérées des vierges.

Ce qu’il sentit pour cette jeune fille était au delà de l’exprimable. D’un coup de main il avait fait table rase des ses convictions. Que ne désirait-il pas de la suivre sur le sentier de sa vie ! Que ne serait-il pas heureux d’être auprès d’elle jour et nuit, de lui faire beaucoup d’enfant comme son père à ses femmes !

C’était un jour ensoleillé de Janvier qu’il prit son cœur en main et l’offrit sur le plateau de l’amour. La jeune fille sourit et lui dit.

-                  Tu es sûr de ce que tu fais ?

-                  Oui, répondit Ali tout tremblant.

-                  Sans me connaître, insista-elle.

-                  Peu m’importe qui tu puisses être, tu es l’élu de mon cœur et cela suffit amplement.

-                  Je ne suis pas un être comme les autres dit-elle tout sourire.

-                  Moi de même, dit notre ancêtre avec fierté.

-                  Peut-être seras-tu amené à regretter ton acte …

-                  Jamais ! Coupa Ali.

Les jours qui suivirent cet événement Ali vivait comme sur un nuage. Heureux ne serait rien face au bonheur fulgurant qui l’enveloppait. De jour comme de nuit il passait des instants délicieux avec elle. Il lui narrait sa vie, les péripéties qui avaient jonché sa vie, racontait longuement sur ses origines. La fille l’écoutait en souriant légèrement mais ne parlait jamais d’elle. Cela ne dérangeait pas le moins du monde notre ancêtre qui vivait son premier amour d’une manière qu’il ne s’était jamais attendu.

Mais que la fille se refusa à lui l’importunait. Il avait beau essayé à la mettre dans son lit qu’elle lui glissait entre les mains tel un vent. Il élabora toute sorte de ruse, en vain. Très irrité, il la frappa un jour. La fille se retira sans mot dire, essuyant ses larmes avec son châle.

Deux jours plus tard Ali alla se jeter à ses pieds, rongé par le regret et brûlé par l’amour. Il implora son pardon prosterné à ses pieds et lui promit que dorénavant il n’essaierait plus de la forcer. La jeune fille sourit sans pourtant montrer d’enthousiasme.

-                  Ali, dit-elle, tu ne seras pardonné que si tu viennes me voir demain après minuit, ici, dans ma chambre. Et seul !

-                  Je le ferais, je le ferais répétais Ali inlassablement.

-                  Tu frapperas trois coups légers à ma porte et quand j’ouvre la porte tu déposeras tes armes devant la porte. Je te dirais une chose affreuse Ali et après cela tu me feras l’amour comme tu l’as tant désiré. Mais plus jamais tes jours ne seront comme avant. Tu as le choix de ne pas venir et de me perdre à jamais car tu ne seras jamais pardonné. Va maintenant, à demain !

Ali passa le jour suivant dans la méditation, pesant le pour et le contre. Mais l’amour de la jeune fille finit par l’emporter et Ali se retrouva devant sa chambre à l’heure indiquée. Il donna trois coups légers à la porte et déposa ses armes devant la porte comme indiquée. La fille s’allongea sur un large lit et invita Ali à s’asseoir au niveau de son nombril. Elle portait un tissu fin qui laissait deviner l’aspect tentant de son corps. La chambre était imprégnée de son parfum enivrant. Des larmes jaillirent de ses beaux yeux.

-                  Ali, es-tu conscient de ce que tu fais ?

-                  Oui. Je suis là pour toi. Je ne puis tolérer te perdre.

-                  Non Ali, tu n’as jamais été conscient de ce que tu fais. Tu nages dans une vie stagnante qui n’est que le reflet de tes bêtises. Je t’en supplie, vas t’en avant que je ne dise l’irréparable.

-                  Jamais ! Je suis venu et je resterais auprès de toi ne serait-ce que pour perdre la vie.

-                  Soit ! Mais je ne serais plus responsable de ce qui nous arrivera.

Et la fille de commencer sa narration. Cela dura toute la soirée et le matin suivant. A midi, Ali au bord de l’évanouissement, de fatigue et de l’ivresse induit par l’histoire. se jeta sur la fille et lui fit l’amour. »

Wali fut secoué d’une quinte de toux. Il se tut un instant qui parut interminable et au pêcheur et à ses fils.

-                  Qu’est-il arrivé après ça demanda l’aîné des garçons.

« Rien sur le coup. Et rien dans les jours qui suivirent. Mais neuf mois plus tard, juste après la naissance de son fils, le corps d’Ali fut infesté d’araignées qui lui rongeaient les os. Il mourut dans la douleur la plus totale une semaine plus tard. Et c’est de là que commença la malédiction que nous colportons depuis mes enfants. »

-                  Mais qu’a-t-elle raconté à Ali père, demanda le cadet et en quoi consiste ce sort ?


Le secret fatal

« C’est une longue histoire mes enfants, je ne vous dirais que l’essentiel. Le roi qui régnait avant celui qui avait adopté Ali, qui n’était autre que son frère, avait engrossé la mère de la fille et l’avait abandonné. Sa famille n’ayant pas alors toléré l’affront et pour se venger un sort fut jeté sur l’homme. Le roi était mort de la même manière qu’Ali, une vingtaine d’années avant que notre ancêtre n’échoue dans ce pays.  Et comme son sang coulait dans les veines da la fille, celui qui mêlerait le tien à celui de la fille recevrait le même sort. Le problème ce que les choses ne s’arrêtent pas là …

-                  Quoi ? Dirent les garçons en chœur.

Il est dit qu’à une certaine époque de l’histoire, un descendant de la progéniture de la fille se mariera avec une fille ayant les mêmes origines. Et l’époux mourra alors comme ce roi et Ali. Puis sa femme deviendra folle et racontera le secret à tout le monde. L’enfant deviendra fou à son tour dès qu’il sera pubère et racontera aussi l’histoire.

-                  Et pourquoi en faites-vous quelque chose d’affreux père. Ceux-la payerons de leur vie et les autres seront sauves non ?

Hélas non mon fils. Ce sort est diabolique. Toute personne qui entend l’histoire et qui raconte à son tour plus de deux fois deviendra à son tour fou. Et ainsi de suite.

-                  Oh mon Dieu ! que c’est horrible dit l’aîné. Et les somalis qui ne peuvent pas se taire !

-                  C’est-à-dire que très vite l’île peut se transformer en asile de fou ajouta le cadet.

Oui, mes fils continua le père. Tout le problème est là. Et c’est pour éviter cela que la fille, la femme d’Ali, exila son fils quand elle sentit la folie venir. Ce fils avait à peu près quinze ans quand cela survint. Elle se donna la mort après qu’elle lui eut conté le secret et qu’elle le mit sur un bateau en partance vers Zeila.

-                  Si jamais elle s’était tue ! Soupira l’aîné.

Il est impossible quand cette folie s’empare de quelqu’un. Le seul désir qu’on a c’est de raconter cette histoire de long en large.

-                  Nous sommes donc toujours en risque père reprit l’aîné.

Evidemment fils. De plus que pour nous les lignées de Behari étaient très nombreuses. Avec le temps elles se sont mêlées avec d’autres et enfantées autant. A cet époque la femme d’Ali pensait qu’en exilant son fils elle arrêtait là le sort. Mais imaginer maintenant, vingt générations plus tard, beaucoup des frères d’Ali, une centaine au bas mot, ont peut-être immigrés. Qu’en est-il de leur descendance ? Peut-être que certains vivent sur cette île sans que nous le sachions. Et combien d’indiens somalisés vivent en corne d’Afrique ? »

Un silence de mort enveloppa le mourant et ces enfants. Les yeux des garçons fouillaient le vide. Le père se battait contre les derniers assauts de la mort. Il était mouillé de sueur et haletait.

-                  Mais que faire papa le mariage est inévitable demanda l’aîné.

« C’est une question de chance mon fils. J’ai peur pour vous. Mais essayer de beaucoup questionner la fille qui vous plait, fouiller ses origines, remuer ciel et terre pour savoir le plus sur elle. Et surtout n’en parler à personne, pas même à votre mère, les femmes sont de nature bavardes. »

Après quelques minutes le vieux Wali rendit son dernier souffle. Et le pêcheur prit ses jambes à son coup et vint raconter ce qu’il fut le témoin aux habitants de l’île C’est ainsi que la folie s’empara de l’île Un à un homme et femme devenait fou sauf les enfants de Wali qui eurent le courage de ne rien dire et qui niaient tout en bloc à chaque fois que la question leur était posé. A présent l’île est vide de population, un désert comme celui-ci. Les fils de Wali sont partit un jour et sans dire à personne leur destination. Deux frères de mon père étaient devenus fous à cause de cette histoire. D’autres encore ont été dévorés par des araignées venues de nulle part.

Le vieil homme se tut. En face de nous, l’horizon blanchissait. Nos compagnons de route dormaient calmement sous la brise légère qui avait commencé à souffler.

-                  Croyez-vous que le sort vous frappera à votre tour, demandai-je.

-                  Oui me dit le vieux en me jetant un regard plein de chagrin. Et je sens déjà les prémices.

Sur ce il se leva et disparut derrière une dune de sable. Je pensais qu’il était allé pisser. Mais plus tard, au moment du départ, le vieux resta introuvable. On fouilla l’oued, retourna toutes les dunes avoisinantes, en vain. On passa encore une journée et une nuit au bord de l’oued en quête du vieux. Les passagers d’autres voitures qui arrivèrent prêtèrent main forte, sans succès.

C’est alors que m’apparut l’étendu de ce que j’ai fit faire au vieux. Je ne sais pas s’il fut frappé par le sort, mais qu’il n’était plus parmi nous, ça je ne l’oublierais pas de ma vie. Je passais le reste du trajet à regarder la place vide en face de moi.

A Borama, son frère vint nous accueillir au terminus. Il était aussi vieux que lui avec les cheveux blancs en moins.  On lui annonça la disparition de son frère dans la plaine du Griad. Je vins le voir assis sous un grand arbre non loin d’où la voiture stationnait. Il avait le regard vide.

- Il m’a raconté l’histoire lui dis-je tout bas.

- Je savais qu’un jour ça allait finir par arriver. Comment est-il mort ?

- Il a disparu tout simplement.

Il me regarda intensément dans les yeux. Puis il s’agrippa à ma main pour se lever. Lorsqu’il fut à ma hauteur, il approcha son visage du mien, si proche que je sentais son haleine de vieillard.

-                  Fais attention à toi jeune homme me dit-il.

Il s’en alla à pas pesant et disparut à son tour au coin d’une route.

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